« Parfaite » ils disent tous, en la voyant dans sa petite robe blanche. Déjà dans l’utérus, elle devait être parfaite. Parfaite, parfaite, parfaite. Ce mot, aujourd’hui, elle le vomit.
Themis vient d’avoir six ans, c’est la petite lumière de cet immense dîner de famille. On s’extasie ; elle vient d’apprendre un morceau de Bach au piano. Elle sourit la gamine, qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse d’autre. L’aînée, dans son coin, se ronge les ongles et triture ses cuticules, laisse des traînées écarlates sur les murs. C’est peine perdue, elle est invisible, depuis que la plus jeune est née. Depuis que son père s’est remarié avec cette femme. Elle tente de se réjouir, pour l’enfant et pour leur père, mais à douze ans, il est difficile de voir au-delà de son égo. Pourtant, elle l’aime, sa sœur. Parfois elle considère que c’est le seul être sensé de la famille. Lorsqu’il lui arrive de sécher le piano pour l’accompagner à la Tamise, par exemple. Lorsqu’elles sont loin de leurs parents. Le seul moment où elles peuvent être elles-mêmes. «
Viens. » elle lui ordonne souvent. Athéna, qu’elle s’appelle, la grande. Une vaste blague de sa mère à elle, qui avait visiblement de trop grands espoirs pour la future personnalité de son enfant. C’est en clin d’œil que le père a voulu appeler la petite Artémis. Si la nouvelle épouse ne s’était pas interposée pour raccourcir le nom, elles auraient été deux avec un poids trop lourd à porter.
Les choses ne vont pas en s’arrangeant avec le temps. Athena est pleine de colère, tellement, ça la ronge, ça gratte, ça brûle un l’intérieur, ça supplie pour un cessez-le-feu. Elle voit bien ce qu’elle pourrait être, la toute petite. Alors pourquoi ses parents insistent-ils pour en faire une poupée de porcelaine, une putain de potiche, un porte manteau ? Elle veut tellement bien faire, la gosse. Plus les années passent, et plus Themis donne satisfaction. Il n’y a pas un art où elle n’excelle pas. Toutes choses délicates et spirituelles lui viennent naturellement ; la seule ombre au tableau, ce sont des amis. Ou plutôt la cruelle absence d’amis. C’est pas de sa faute ; elle a juste pas une minute à elle. Entre les leçons de piano, les lectures, les répétitions de ballet et le dessin, vous comprenez. Ce temps là, l’aînée le passe à fumer. Parfois, les parents pensent même que la sauvagerie de la grande est en partie une réaction à la sagesse de la petite. Ils n’ont pas encore compris que c’était contre eux, qu’elle voulait simplement les punir d’avoir fait de sa petite sœur un objet de décoration. Themis rit beaucoup, à l’époque, lorsqu’Athena la traite de lampadaire. Elle rigole beaucoup moins aujourd’hui.
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On dit souvent « Mais ça, c’était avant le drame ». Aucune expression ne saurait qualifier plus justement la vie tranquille et paisible que Themis a menée jusqu’à l’âge de quinze ans. L’escalade de la violence, qu’ils disent. « Elle finira mal, celle là » qu’on disait à propos d’Athena, qui fumait dans les couloirs du lycée, qui s’envoyait en l’air avec n’importe qui, n’importe comment. Athena qui avait le don d’attiser les rumeurs les plus farfelues, comme celle concernant le principal du lycée, de la façon extraordinairement louche dont elle avait obtenu son baccalauréat à la surprise générale. La rumeur qui invoquait son riche petit ami de l’Île Maurice, et celle de son autre petit ami chef de cartel de drogue. Themis aurait tant aimé que cette dernière rumeur ne contienne aucune part de vraie. Dans toute sa naïveté, elle a prié des nuits durant pour se réveiller. Mais ce n’était pas un mauvais rêve, ce n’était pas un rêve lorsqu’elle observa sa sœur hurler sur leur père de faire quelque chose. Il l’avait arrêtée lui-même, l’arrestation qui lui avait permis de passer commissaire. Il avait fait tomber le trafic tout entier en faisant tomber sa fille ; pour grappiller des années, elle avait livré des noms. La mère de Themis avait voulu la défendre, toute avocate compétente qu’elle était. Conflit d’intérêts, elle en avait été interdite.
Themis se souvient de ce jour là très clairement, comme si elle l’avait pris sur vidéo puis regardé tous les jours jusqu’à connaître le déroulement des événements par cœur. Les menottes, les hurlements, les promesses brisées. Les mâchoires serrées de son père, les tremblements de sa mère, la main sur le cœur.
« Je ne vous pardonnerai jamais, jamais, vous m’entendez ? » Elle se souvient de ce jour là comme le jour où elle a ouvert les yeux. Certains le font au bout de quelques heures, certains au bout de quinze ans, c’est comme ça. Depuis la première visite à sa sœur, elle n’a pas été capable d’articuler deux mots aimables à ses parents. Par chance, Athena n’avait pas exactement besoin de sa garde robe en prison ; Themis a pu hériter de tous les jeans troués et les vestes en cuir, les chemises à carreaux nouées n’importe comment, et le rouge à lèvres Chanel volé dans une boutique prestigieuse.
Un soir, en rentrant de la prison, elle attrape un ciseau, et coupe les longues boucles dorées qui font la fierté de sa famille. Sa mère peine à finir son repas ; les sanglots l’empêchent de porter la fourchette à sa bouche. C’est cette année là qu’elle redouble pour la première fois, c’est également sa première gifle. La gifle monumentale, dont elle gardera la trace un jour ou deux, tracée au fer blanc sur sa joue, l’empreinte de l’immense main paternelle, rugueuse et moite. C’est peine perdue ; leur sage enfant est déjà loin. Avec le recul, ils auraient dû voir le bon côté des choses : c’est à côté des heures et des heures à dessiner en cours au lieu de travailler qu’elle s’est découvert sa vocation de tatoueuse. Aujourd’hui alors qu’elle est sans le sou et qu’elle refuse tout centime de leur part, c’est quand même quelque chose.
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Les deux années qui suivent, Themis se dit que si Athena a été envoyée hors d’état de nuire, c’est pas grave, elle est là pour prendre sa place et causer le chaos le plus total. Et elle commence à comprendre exactement pourquoi est-ce que c’était si frustrant pour son aînée, de faire les pires conneries du monde sans que jamais on ne s’en préoccupe. Les Van Dyke sont pétés de thunes, c’est un fait public. Combien de fois ont-ils utilisé ça à leur avantage ? Combien de fois ont-ils dilapidé leur fortune pour sortir Athena du pétrin alors qu’elle ne demandait qu’à être remarquée, punie, et tout simplement, qu’on se préoccupe de son sort sans tout « régler ».
Mets tes péchés sous le tapis et les squelettes dans les placards et on en parle plus, ma puce. Les squelettes, Themis préfère les porter dans la rue et jouer aux osselets avec.
De loin, Athena l’encourage. Themis est la seule dont elle accepte encore les visites. C’est la première à entendre parler de ce garçon, Eliott, qu’elle a commencé à fréquenter quelques semaines plus tôt. Elle est entrée en Terminale, et pour une fois, elle est déterminée à faire un effort ; la cadette des Van Dyke a un plan, et pour le réaliser, elle doit se barrer d’ici le plus vite possible. Quatre ans derrière les barreaux n’ont pas changé Athena, et lorsqu’elle lui suggère de saboter son année pour emmerder leurs parents encore plus, elle pense surtout au fait qu’elle n’a plus qu’un an à tirer, et qu’après elles pourront se barrer toutes les deux. Au fond, cet Eliott, elle ne le connaît pas mais elle lui voue déjà une haine intense. Elle sait que Themis va l’oublier : la preuve, avant, elle passait tous les deux jours. Depuis qu’elle connaît ce loser, c’est passé à une fois par semaine, puis une fois toutes les deux semaines… Soudainement sa petite sœur est trop busy pour la voir, ça ne va pas du tout.
Themis se dit que sa grande sœur ne veut que son bien, et puis après tout c’est pour la bonne cause, sécher les cours pour être avec Eliott, c’est tout de même pas un drame. De plus, le soir c’est souvent compliqué pour le voir. Au début, elle ne comprenait pas pourquoi, puis elle a appris deux trois trucs sur sa famille un peu difficile. C’est à ce moment là qu’elle a compris qu’il l’aimait, même s’il ne lui a dit que quelques mois plus tard. Le soir où il lui a parlé de l’électricité, des factures d’eau qui s’amoncelaient, de la gestion du bar un peu chaotique. De sa sœur. De sa jumelle, Joan. Il avait laissé tomber fierté et caparace pour elle. C’est comme ça qu’elle aussi, est tombée amoureuse de lui, par miroir. Par reconnaissance, un peu, au début. Par défi pour ses parents, pour l’amour de l’aventure, par attrait de ce beau garçon en veste de « faux » cuir et de ses vrais airs de rebelle. Ils ne se sont pas aimés tout de suite, ça a pris des mois pour le construire, cet amour. Mais ça, c’était avant le drame.
Avant le drame, pourtant, elle a eu l’occasion d’en vivre, des choses. La jeune femme a pu vivre sa deuxième terminale, en premier lieu, malgré ses envies fulgurantes de fuite. Elle a trouvé en Eliott une raison de rester, ne serait-ce que pour un petit temps. Dans l’ombre, Athena attend patiemment aussi. Elle se comporte bien, elle sera relâchée en fin d’année. Dans l’ombre, elle n’est pas la seule. Combien de fois Themis a-t-elle croisé le regard de Joan sans pouvoir l’interpréter. Au début elle a cru à de la jalousie, surtout lorsqu’elle a compris la gravité et la précarité de leur situation, à elle et à son frère. Plus tard, lorsqu’elle se réveillera dans les bras d’Eliott avec Joan à ses pieds, elle se sentira perdue. Parfois, en croisant le regard de Joan, elle voit un peu de son jumeau. Avant, elle trouvait ça mignon. Aujourd’hui, elle sait que si elle a le malheur de le croiser encore, elle s’effondrera.
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Ca fait presque un mois que Themis n’est pas allée voir Athena, encore une fois. Cette fois-là, c’est particulièrement important, elle aurait dû être là, impérativement. C’est la libération de son aînée, pour l’amour de dieu.
« Qu’est-ce qu’elle branle, encore. » se demande Athena en tapant du pied. Elle n’a appelé personne d’autre parce qu’elle savait que Themis serait au rendez-vous ; elle l’était toujours, d’une manière ou d’une autre. Plus tard, elle apprendra que sa cadette s’est barrée en plein milieu de la nuit sans dire un mot à personne, a pris ses cliques et ses claques, son Eliott et sa Mustang, et a déguerpi au beau milieu de nulle part. Evaporée, la gamine.
Les Van Dyke ne sont pas la seule famille du coin à hurler leur colère et leur désespoir après les fuyards. Les Twain, aussi, sont à la fois morts d’inquiétude et verts de rage. Un abandon. C’est le mot utilisé, abandon. Lorsqu’ils partent, les deux amants ne songent pas une seconde aux conséquences de leur départ.
« On va avoir la belle vie, tu verras, on sera enfin libres, on vivra pour nous et pour personne d’autre, ça va être royal tu verras » Eliott n’avait même pas le bac.
C’est bien ça le problème, quand on se barre entre quinze et vingt ans sans avoir la moindre idée de ce qu’on fout. Les factures, Themis n’avait jamais songé à la façon dont on les paie. Qui aurait pensé que l’électricité coûtait si cher ? Durant les trois ans qu’ils passent ensemble, c’est à la fois le rêve et le cauchemar pour les deux amoureux. Pendant un temps, Eliott rentre dans une sale période d’amertume : pourquoi est-ce que Themis l’a entraîné là dedans alors qu’elle n’avait aucun plan ? En la suivant, il était tellement persuadé du bien fondé de sa décision. Il avait seize ans et il avait envie d’une autre vie. Mais trois ans plus tard, alors que Themis enchaîne les petits boulots et que lui passe ses journées à ruminer dans leur appartement ridiculement petit. Après tout, il n’a aucun diplôme et pas franchement la dégaine d’un mec digne de confiance. Le status quo continue, et les non-dits s’intensifient. On dit toujours que l’amour dure trois ans. Themis se dit souvent que
merde, c’est con, elle n’a même pas eu le temps de vérifier le proverbe.
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Un soir, lorsque Themis rentre à l’appart, ils s’installent tous les deux confortablement dans le mini clic-clac qui leur sert de lit. Chacun d’entre eux a une nouvelle importante à annoncer à l’autre ; et ça tombe relativement bien pour l’un des deux. Tandis qu’Eliott agite une liasse de billets sous le nez de Themis, elle lui montre du bout des doigts un test de grossesse positif. Ce soir là, ils se hurlent dessus si fort que les murs en tremblent. Eliott dit qu’il a gagné du fric en jouant à des trucs à gratter, Themis n’en croit pas un mot ; son instinct lui dit que quelque chose ne va pas. En pleurant, le futur père s’agenouille devant elle et pose son front contre son estomac, en la suppliant de ne pas poser de questions. Ils vont avoir un enfant, un bébé, un putain de beau bébé, et l’argent leur fera du bien, elle doit en être convaincue. Souvent Themis repense à ce soir là en se disant que c’est de sa faute, que s’ils étaient dans un film, c’était le moment exact où tout s’était pété la gueule, et qu’elle aurait pu le sauver si elle avait été un peu plus vigilante.
Le fait est, elle n’a pas pu le sauver. Lorsqu’un flic vient la voir à l’appartement à trois heures du matin, un funeste jour de mars, la jeune femme n’ arrive même pas à pleurer. Instinctivement, elle met la main devant son ventre comme pour protéger l’enfant qu’elle couve, pour lui couvrir les oreilles, qu’il n’entende pas la dure vérité. Le pauvre petit devra grandir sans père.
Au début, on lui dit que c’est à cause d’un pari. Au fond, la jeune maman a toujours su que les amis de son petit ami étaient étranges, mais elle ne les pensait pas dangereux. Au final, un défi de trop, et Eliott avait succombé. Ce n’est que plus tard qu’elle apprend la vérité. Athena pensait qu’elle était au courant. Elle pensait que ses parents n’auraient pas perdu cette magnifique occasion de redorer leur blason auprès de leur fille chérie. Themis ne sait pas exactement ce qui la déçoit le plus : que son aînée lui ait caché vivre au même endroit qu’elle, soit retombée dans le trafic de drogue si peu de temps après être sortie de prison, ou qu’elle ait profité du crucial besoin d’argent de son petit ami pour s’en servir de mule. A partir de là, il n’avait suffit que d’un imprévu, une petite bulle d’air dans le sachet logé dans son estomac pour que la poudre se répande. Overdose. Comme ça. Coup de ciseau des Parques dans le fil de leur vie.
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Junior a presque quatre ans. Themis fait de son mieux pour joindre les deux bouts, mais c’est loin d’être facile tous les jours. Pour l’instant, elle n’a pas encore entendu la fatidique question « Maman, il est où papa ? », mais elle en a peur chaque jour que Dieu fait. Au bout de longues années à réfléchir, elle ne sait toujours foutre pas ce qu’elle pourra bien lui répondre. Parfois, elle est obligée de l’emmener au salon. Ca l’amuse, le gosse, de voir les aiguilles et l’encre. Il tape des mains quand le tatouage est fini. Maman fait des dessins sur les gens, qu’il dit. Haut comme trois pommes, il en est déjà si fier. Alors qu’elle a peur de merder à chaque fois qu’elle fait un pas, le sourire de ce môme la rassure. Elle savait pas trop si elle en voulait, au début, mais elle sentait quelque chose de précieux, là, tout au fond. C’était son petit miracle à elle.
C’est pour lui qu’elle quitte son job pour revenir à Lorwels alors qu’elle s’est toujours juré de ne jamais y refoutre un pied. Cette ville qui lui rappelle tant de souvenirs, et surtout des mauvais. Elle sait d’avance qu’elle y rencontrera tous ses fantômes, et que ses squelettes seront loin d’être dans des placards. Elle sait qu’Eliott viendra la hanter. Mais l’appât du gain la motive plus que tout ; si Nerve continue dans sa lancée, les gains se feront de plus en plus gros. C’est peut-être grâce à ce jeu complètement dérangé et dangereux qu’elle pourra acheter une éducation à son fils. Et par la même occasion, elle pourra peut-être s’acheter un peu d’adrénaline. Elle a bien conscience, la Van Dyke, que les cadavres ambulants c’est pas très avenant, mais si elle ne se reprend pas bientôt, c’est avec elle qu’on jouera aux osselets.